Racines, prolongements et interrogations sur les origines Alī et le Christ

2021.09.06 - 11:03
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Les deux natures de ʿAlī seront très tôt désignées par les termes de nāsūt (nature humaine) et de lāhūt (nature divine), mots d’origine syriaque que les textes chrétiens arabes utilisent pour la double nature du Christ. Et pour cause : les principales doctrines de l’imamologie shi’ite, indissolublement liées à sa théologie et à sa prophétologie, semblent être héritières des spéculations christologiques de différents courants chrétiens et judéo-chrétiens néoplatonisants de l’Antiquité tardive ou issus de ces derniers, plus particulièrement divers mouvements gnostiques et le manichéisme. L’Imam métaphysique cosmique, être préexistant manifestant le Verbe lumineux de Dieu et archétype céleste de l’imam terrestre, semble plonger ses racines dans les commentaires de l’Évangile de Jean. On pense notamment aux exégèses de ceux qu’on appelle « les théologiens du Logos », Philon d’Alexandrie, Justin, Origène, Arius, etc. Le statut de ʿAlī, simultanément Imam céleste et terrestre, intermédiaire ontologique entre le divin et l’humain, présente plus d’une analogie avec certains dogmes christologiques depuis Paul (par exemple Col 1, 15 ou 2, 9) jusqu’au Commentaire sur Jean d’Origène, la Thalie d’Arius, les spéculations sur le Christ de Nestorius ainsi que les doctrines christologiques et gnoséologiques de Mani, de Bardesane d’Édesse ou encore de Marcion. Il est intéressant de noter que ces mouvements étaient présents dans l’Irak sassanide, et en particulier dans la cité de Ḥīra, quelques siècles avant et quelques siècles après l’avènement de l’islam. Or, l’Irak est la terre natale du shi’isme, surtout la ville de Kūfa, construite à proximité de Ḥīra. Est-ce la raison du transfert aussi rapide qu’énigmatique de la capitale de Médine à Kūfa sous le califat de ʿAlī ? Le concept de walāya ʿAlī, et son véhicule « la lumière de la walāya / waṣiyya », ainsi que son « voyage » à travers les générations pour atteindre les Alliés de Dieu rappellent, parfois dans le détail, certaines doctrines judéo-chrétiennes et chrétiennes sur l’Esprit Saint, le Paraclet, le Vrai Prophète ou la christologie angélomorphe, telles qu’on les rencontre par exemple chez les Manichéens, les Montanistes ou les Monarchianistes.

Ainsi, la figure de ʿAlī b. Abī Ṭālib se trouve à la croisée de ces doctrines spirituelles et en constitue l’épicentre. C’est grâce à sa double nature que ʿAlī constitue le pivot de la spiritualité de différents domaines et groupes islamiques, en tant qu’être théophanique et en même temps guide initiateur par excellence : la religiosité shi’ite (toutes tendances confondues) en particulier dans son chapitre imamologique, la mystique et le soufisme aussi bien shi’ites que sunnites, les sciences occultes, la futuwwa, la littérature et l’art religieux shi’ite, la dévotion et les pratiques des mouvements comme les Nuṣayri-Alaouites de la Syrie, les Ḥurūfiyya, les Nuqṭawiyya, les Bābā’ī, les Bektāshis et les Alévis turcs, les Mushaʿshaʿiyya, les Ahl-e Ḥaqq / Yārersān kurdes… Pour un très grand nombre de fidèles shi’ites, dans la grande diversité de leurs doctrines et pratiques, ʿAlī, véritable manifestation de Dieu, est supérieur non seulement aux autres imams, mais également au prophète Muḥammad. C’est par exemple le cas de nombreuses sectes alides des premiers siècles de l’islam (les Saba’iyya/Kaysāniyya, les ʿAyniyya parmi les Mukhammisa, les Nuṣayriyya Isḥāqiyya…), certains Ismaéliens avec leur doctrine de ʿAlī comme asās, supérieur à l’imām et au prophète/nāṭiq, plaçant ainsi la walāya comme source de la mission prophétique, des Druzes jusqu’aux ordres mystiques actuels, les Shaykhiyya ainsi que les confréries soufies shi’ites (Dhahabiyya, Niʿmatullāhiyya, Khāksāriyya et d’autres), pour qui le Prophète lui-même avait appelé ses fidèles à la walāya de ʿAlī, prouvant ainsi la supériorité de l’ésotérique, de l’esprit, du bāṭin dont ʿAlī est symbole et porte-parole, sur l’exotérique, la lettre, le ẓāhir dont il était lui-même le messager. Pour ces fidèles, ʿAlī, Sceau de la walāya universelle, accompagnant secrètement tous les Envoyés antérieurs et manifestement le prophète Muḥammad, est le lieu de manifestation du Nom Suprême de Dieu (ism allāh al-aʿẓam/al-akbar).

Les hérésiographes sunnites, mais aussi les auteurs shi’ites se réclamant de la tradition rationaliste post-buwayhide, ont taxé ces doctrines d’exagération (ghuluww) et ceux qui les professent d’extrémistes (ghālin, pl. ghulāt). L’accusation est bien entendu d’ordre idéologique, mais elle ne résiste pas à l’examen critique historique. Nous savons que ces notions imamologiques sont toutes omniprésentes dans le corpus des traditions shi’ites dit « modéré » et considéré comme authentique.

Nous avons terminé l’année avec quelques interrogations, suppositions et hypothèses. Le shi’isme est la religion de l’Imam comme le christianisme est la religion du Christ ; de même, la doctrine shi’ite de l’Imam, l’imamologie, déterminant foncièrement la théologie et la prophétologie, est entièrement centrée sur la figure de ʿAlī. Autrement dit, depuis un millénaire et demi, le shi’isme est la religion de ʿAlī, homme divin et guide suprême. Cette figure et les doctrines qui s’y rapportent possèdent donc une très grande puissance spirituelle, entraînant des pans entiers, certes minoritaires, mais très largement représentatifs, de la communauté des fidèles, et ce dès les tout premiers temps de l’islam jusqu’à nos jours. Or, il est difficilement envisageable qu’une telle religion, une telle dévotion à l’égard d’une personne, soit née du néant ou soit uniquement fondée sur une question de succession, fût-ce celle d’un prophète.

À ce stade du raisonnement, plusieurs interrogations légitimes surgissent si l’on prend en compte quelques prémisses. Dans de très nombreuses traditions shi’ites (nous en avons vu quelques-unes), le prophète Muḥammad déclare que l’objectif ultime de sa mission est la déclaration de la sacralité de la personne de ʿAlī, c’est-à-dire appeler les fidèles à suivre la personne et les enseignements de ce dernier. Par ailleurs, tel qu’il apparaît dans d’innombrables passages coraniques, le message de Muḥammad est présenté comme étant le prolongement et le parachèvement des religions monothéistes antérieures, en l’occurrence le judaïsme et le christianisme. Enfin, si l’on prenait au sérieux, comme elle le mérite amplement, la vieille thèse injustement négligée de Paul Casanova, Muḥammad serait venu annoncer la Fin des temps ; ce qui est clairement attesté par plusieurs dizaines de courtes sourates finales du Coran, dites à juste titre « eschatologiques », par un des titres du Prophète attesté par quelques-unes parmi les plus anciennes sources, à savoir nabī ou rasūl al-malḥama (« le prophète / le messager des calamités de la Fin des temps ») et par de nombreuses traditions. On pourrait alors émettre l’hypothèse suivante : Muḥammad serait venu pour annoncer la Fin du monde ; appartenant à la tradition religieuse biblique, il ne pouvait pas rester silencieux sur la figure centrale de l’eschatologie biblique à savoir le Sauveur, le Paraclet et/ou le Messie, le Christ Oint (al-masīḥ) ; il aurait présenté ʿAlī comme étant ce Messie de la Fin des temps. D’où les nombreuses mentions explicites, dans le Coran originel, de ʿAlī en tant que Sauveur et la suppression de ces mentions par les adversaires de ce dernier dans la version officielle, mais falsifiée du Coran. C’est du moins ce qu’auraient professé les premiers Alides.

Cette hypothèse, à première vue saugrenue, paraît pourtant trouver de nombreuses attestations textuelles dans les sources shi’ites anciennes de toutes tendances ou dans les écrits hérésiographiques sunnites.

Il y a quelque chose en toi qui ressemble à Jésus fils de Marie, aurait dit Muḥammad à ʿAlī ; si je ne craignais pas que certains groupes de ma communauté ne disent ce qu’ont dit les chrétiens au sujet de Jésus, je révélerais quelque chose à ton sujet qui aurait fait que les gens ramasseraient la poussière de tes pas afin d’en recevoir la bénédiction.

Dans plusieurs de ses prônes, ʿAlī se déclare l’Oint/le Christ, al-masīḥ, le mahdī (le Bien-Guidé) ou le qā’im (le Résurrecteur), le Messie de la Fin des temps identifié par beaucoup à Jésus : « […] Je suis Jésus […] Je suis le mahdī de tous les instants, je suis le Jésus de ce temps […] je suis le grand fārūq […] ». Selon les hérésiographes, les Alides Saba’iyya du ier/viie s. refusaient de croire en la mort de ʿAlī. Ils prétendaient qu’à l’instar de Jésus, il était monté au ciel pour revenir sur terre à la Fin des temps en tant que mahdī/qā’im, pour se venger de ses ennemis et remplir la terre de sagesse et de justice. Dans le verset 13 : 7, Dieu parle de deux personnages religieux importants : « […] Tu n’es qu’un Avertisseur (mundhir) et chaque peuple a un Guide (hādin) ». L’exégèse shi’ite soutient unanimement que le premier désigne Muḥammad et le second ʿAlī. Outre le fait que « le Guide » est supérieur à « l’Avertisseur » dans l’économie religieuse, on sait qu’al-hādī est également un des nombreux titres d’al-Mahdī, le Sauveur (les deux termes appartiennent évidemment à la même racine HDY). Peut-on penser alors que, pour certains Alides des premiers temps, Muḥammad était le Paraclet annonçant l’avènement de ʿAlī, le Messie ? Al-Ablaq, un des chefs de la secte des Shi’ites pro-abbassides Rāwandīya vers la fin de l’époque omeyyade et le début de l’ère abbasside, et partisan de la doctrine de la métemphotose (tanāsukh), soutenait que l’esprit de Jésus était installé en ʿAlī. Dans une tradition rapportée par le savant ismaélien Jaʿfar b. Manṣūr al-Yaman (m. avant 346/957), ʿAlī est dit avoir déclaré : « Hommes ! Je suis le Christ (al-masīḥ), je guéris les aveugles et les lépreux […] Je suis lui et il est moi ; Jésus, fils de Marie, fait partie de moi et moi, je fais partie de lui. Il est le Verbe suprême de Dieu (kalimat allāh al-kubrā) ». Et les exemples de ce genre sont nombreux. Ce qui tend à montrer que pour une bonne partie des Shi’ites (dont la plupart seront qualifiés d’« extrémistes » plus tard), ʿAlī était considéré comme étant le qā’im, le Sauveur eschatologique, une nouvelle manifestation de Jésus.

Comme dans d’autres traditions religieuses annonçant la Fin du monde, les problèmes surgissent lorsque cette échéance n’arrive pas ; lorsque le prophète « avertisseur » et le Messie annoncé meurent et que le monde n’atteint pas son terme. L’histoire est alors à récrire, la Tradition à réinterpréter, les textes à infléchir. Si l’on se fonde sur la supposition qui vient d’être exposée, on a l’impression que plus on progresse dans le temps, plus la figure de ʿAlī perd sa dimension divino-messianique (l’assimilant à Jésus-Christ) au profit de la figure du seul successeur légitime du Prophète aux dimensions théophanique, initiatique et mystique transmissibles à ses descendants, les autres imams alides. Autrement dit, si l’on prend en compte notre hypothèse, contrairement à ce que pensent habituellement la plupart des historiens et des islamologues, les traditions shi’ites les plus radicales sur les natures divine, christique et messianique de ʿAlī seraient les plus anciennes, évoluant plus tard dans le sens d’une certaine atténuation. Le premier imam va perdre sa connexion étroite avec Jésus et sa dimension christique messianique, mais les vestiges de cet immense poids religieux vont nourrir son statut hautement divin qui le singularise si fortement dans la spiritualité musulmane en général et shi’ite en particulier.

Dans le sunnisme, l’évolution de la figure de ʿAlī est totalement différente. La période omeyyade, mises à part quelques courtes parenthèses, semble marquée par une détestation revendiquée, illustrée par des malédictions publiques de ʿAlī et ses descendants, sur ordre du pouvoir. Parallèlement, certains autres « Compagnons » du Prophète auraient été hissés au rang d’hommes divins, très probablement pour neutraliser l’image shi’ite de ʿAlī ; cela semble particulièrement notable dans le cas de ʿUmar b. al-Khaṭṭāb, adversaire historique de ʿAlī et sanctifié grâce à son image de champion des conquêtes arabes. L’arrivée des Abbassides, d’abord eux-mêmes shi’ites, marqua le terme du culte de la haine de ʿAlī mais, en se « sunnitisant » par pragmatisme politique, le nouveau pouvoir va banaliser et récupérer ce dernier en le plaçant au même rang que les trois autres « califes bien guidés » et d’autres « Compagnons » désormais canonisés du Prophète.

L’année prochaine, nous continuerons l’étude de la figure de ‘Alī comme le Messie de la Fin des temps.

 

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