La double nature de Alī et sa sacralité

2021.09.06 - 11:01
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 Dans le corpus doctrinal shi’ite en général et dans les compilations de hadith-s en particulier, ʿAlī est présenté sous deux aspects différents et en même temps interdépendants : un personnage historique, physique, terrestre et un être spirituel, métaphysique, céleste. Nous retrouvons ici l’omniprésent couple shi’ite de ẓāhir et de bāṭin, de l’apparent et du caché, du manifeste et du secret, de l’exotérique et de l’ésotérique. Le ʿAlī terrestre, imam historique par excellence, est la manifestation, la face révélée de l’Imam céleste, entité métaphysique, souvent appelée elle aussi ʿAlī, laquelle est le lieu de manifestation des Noms et Attributs divins. Cette dernière entité théophanique, premier être créé, est parfois (mais pas toujours) associée aux entités pré-existentielles, aux personnes célestes d’autres figures saintes que le shi’isme qualifie d’Impeccables (maʿṣūm), à savoir Muḥammad, Fātima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn ou encore l’ensemble des imams. À l’aube de la création sensible, elle est placée, sous forme de lumière, dans Adam pour être transmise, de génération en génération, aux Amis ou Alliés de Dieu (walī, pl. awliyā’), prophètes, imams, saints et saintes de l’Histoire, pour atteindre son objectif ultime c’est-à-dire le ʿAlī historique. Cette « lumière » de l’alliance divine, faisant de son porteur un homme (ou une femme) de Dieu, réceptacle et transmetteur des enseignements divins, est désignée, avec parfois des nuances, par plusieurs termes techniques dans des contextes théologiques, prophétologiques et imamologiques : walāya (terme difficilement traduisible par un seul mot), waṣiyya (legs, héritage), nūr (lumière), amr (autre mot difficilement traduisible : ordre, chose, affaire…), amr ilāhī (amr divin), juz’ ilāhī (parcelle divine), ou encore par les combinaisons de ces derniers (nūr al-walāya, nūr al-waṣiyya, waṣiyya walawiyya, amr al-walāya/al-waṣiyya…), etc. Il est vrai que, comme on vient de le dire, dans les traditions concernant cette entité, sa création, sa fonction et sa transmission, les autres membres de l’ensemble des Impeccables, et notamment Muḥammad, accompagnent parfois ʿAlī, mais une prise en compte de l’ensemble du corpus montre clairement que ce dernier constitue de manière évidente le pôle autour duquel gravite la doctrine de la double nature de l’homme divin, et ce d’autant plus que ʿAlī est aussi un des plus importants Noms de Dieu. Dans ce contexte, « la walāya de ʿAlī » désigne un élément doctrinal d’une richesse exceptionnelle : la sacralité de ʿAlī en tant qu’être théophanique, le symbole de l’Alliance avec Dieu (quasiment dans le sens biblique du terme), l’amour du ʿAlī métaphysique grâce à l’amour et la fidélité à l’égard de sa manifestation terrestre, à savoir le ʿAlī historique, le pouvoir spirituel et temporel de ce dernier, la fraternité créée entre les membres de la communauté shi’ite grâce à leur fidélité commune à ʿAlī, enfin la force, la lumière, la parcelle divine qui sacralise l’homme et dont le premier imam est l’exemplum suprême. D’où la centralité de la notion et de la personne qui la symbolise chez les Shi’ites qui, de ce fait, se désignent souvent eux-mêmes comme des ahl al-walāya (le Gens de la walāya) ou encore les ʿAlawīyūn (les Fidèles de ʿAlī).

 

ʿAlī devient ainsi le symbole religieux, l’horizon spirituel d’un secret initiatique, d’un itinéraire spirituel à double face : l’humanisation du divin et la déification de l’humain. La doctrine de la walāya / waṣiyya / amr constitue le noyau de la foi shi’ite, la dimension cachée, ésotérique (bāṭin) enveloppée dans la religion exotérique (ẓāhir) portée par la prophétie (nubuwwa) laquelle est symbolisée par la figure de Muḥammad. D’où l’adage shi’ite, répété à l’envi par toutes sortes de sources : al-walāya bātin al-nubuwwa (la walāya est l’ésotérique de la prophétie). Le ʿAlī historique est le gardien de ce secret dont le contenu ultime est le ʿAlī métaphysique. Ainsi l’Imam est en même temps le sujet et l’objet de l’exégèse de l’Écriture.

 

Après ces lignes introductives, les traditions que nous allons examiner deviendront plus claires :

 

Lorsque Dieu le Très-Haut créa les cieux et la terre, aurait dit le Prophète, Il les appela et ils répondirent, puis il leur présenta ma nubuwwa et la walāya de ‘Alī b. Abī Ṭālib [respectivement, aspects exotérique et ésotérique de la religion en tant que Message divin] et ils les acceptèrent. Puis Dieu créa les créatures et confia à nous deux l’affaire de [leur] religion (amr al-dīn). C’est ainsi que l’heureux est heureux par nous et le malheureux, malheureux par nous. Nous sommes ceux qui rendons licite ce qui est licite pour eux et illicite ce qui est illicite pour eux.

 

La walāya de ʿAlī imprègne toute l’histoire de l’humanité et en constitue la substance spirituelle puisqu’elle se trouve au coeur de toutes les Révélations et toutes les missions prophétiques. Al-Ṣaffār al-Qummī (m. 290/902-3), important traditionniste du shi’isme ancien pré-buwayhide, a consacré plusieurs chapitres de la seconde section de son grand livre Baṣā’ir al-darajāt à ces questions. Selon de nombreuses traditions, remontant principalement aux cinquième et sixième imams, Muḥammad al-Bāqir et Ja‘far al-Ṣādiq, le Pacte prétemporel (al-mīthāq), conclu entre Dieu et les créatures à l’aube de la création et auquel le Coran 7 : 172 est censé faire allusion, concerne surtout la walāya. D’autres hadith-s précisent que seuls les « élites » de la création prêtèrent serment de fidélité à l’égard de la walāya de ‘Alī, à savoir : les Rapprochés (al-muqarrabūn) parmi les anges, les Envoyés (al-mursalūn) parmi les prophètes et les Éprouvés (al-mumtaḥanūn) parmi les croyants. Selon une tradition prophétique, dans le Monde pré-existentiel des Ombres (‘ālam al-aẓilla), le statut des prophètes ne fut parachevé que lorsqu’ils reconnurent la walāya. De même le Pacte accordé à Adam, dont parle le Coran 20 : 115, concerne la walāya. Celle-ci constitue la raison essentielle de toute mission prophétique :

 

Aucun prophète ni aucun envoyé n’a été missionné, si ce n’est par (ou « pour ») notre walāya.

 

Notre walāya est la walāya de Dieu. Tout prophète n’a été envoyé (par Dieu) que pour/par elle.

 

La walāya de ‘Alī est inscrite dans tous le livres des prophètes ; tout envoyé n’a été missionné que pour proclamer la prophétie de Muḥammad et la walāya de ‘Alī.

 

Le Coran, dans sa « version intégrale originelle », aurait mentionné clairement le fait (les passages en plus par rapport à la version officielle du Coran sont en italique) :

 

Coran 42 (al-Shūrā) / 13 : « Il a établi pour vous ô Famille de Muḥammad, en fait de religion, ce qu’Il avait prescrit à Noé, et ce que Nous te révélons ô Muḥammad, et ce que Nous avions prescrit à Abraham, à Moïse et à Jésus : “Établissez la religion de la Famille de Muḥammad (i. e. la religion de la walāya), ne vous divisez pas à son sujet et soyez unis. Combien paraît difficile aux associationnistes, ceux qui associent à la walāya de ‘Alī (i. e., d’autres walāya-s) ; ce vers quoi tu les appelles concernant la walāya de ‘Alī. Certes Dieu guide, ô Muḥammad, vers cette religion celui qui se repent, celui qui accepte ton appel vers la walāya de ‘Alī” (au lieu de : “Dieu choisit et appelle à cette religion qui Il veut ; Il guide vers elle celui qui se repent”) ».

 

Si Adam fut chassé du paradis, c’est parce qu’il avait oublié la walāya. Si le prophète Jonas fut enfermé dans le ventre de la baleine, c’est parce que, pendant un moment, il avait refusé fidélité à la walāya. Si certains israélites furent métamorphosés en poisson ou en lézard, c’est qu’ils avaient négligé la walāya. C’est que sans la walāya, point de religion. Sans un Dieu révélé dans un de Ses Amis ou sans l’homme divin manifestant le Mystère ultime dans sa personne et ses enseignements, la foi n’a pas de sens. Sans l’esprit, la lettre est morte, n’est que coquille vide, dépouille sans vie. Il est donc tout à fait normal que l’islam, la religion ultime du plus parfait des prophètes, soit encore plus que d’autres centré sur la walāya ; plus, si Muḥammad est Muḥammad, c’est qu’il a été initié, encore plus que d’autres prophètes, en particulier pendant ses ascensions célestes, aux mystères de la walāya de l’Imam, de l’Homme-Dieu symbolisé par le ‘Alī cosmique : « ‘Alī est un Signe de Dieu (āya – au même titre qu’un verset du Coran) pour Muḥammad. Celui-ci n’a fait qu’appeler (les gens) à la walāya de ‘Alī ».

 

Commentant le Coran 94 (al-Sharḥ) / 1, sur la vocation prophétique de Muḥammad, « N’avons-Nous pas ouvert pour toi (ô Muḥammad), ta poitrine ? », l’imam Ja‘far est dit avoir proclamé : « Dieu lui a ouvert la poitrine à la walāya de ‘Alī ».

 

L’ange Gabriel vint à moi, aurait dit le Prophète, et me dit : ‘Muḥammad ! Ton Seigneur t’ordonne l’amour (ḥubb) et la walāya de ‘Alī.

 

Le Prophète fut cent vingt fois élevé au ciel ; pas une seule fois ne se passa sans que Dieu lui eût confié la walāya de ‘Alī et des imams (qui viennent) après celui-ci bien plus que ce qu’Il lui recommanda au sujet des devoirs canoniques.

 

La walāya de ʿAlī auprès du Prophète n’a rien de terrestre, elle vient du ciel, de la Bouche même de Dieu (mushāfahatan ; i. e. message reçu oralement par Muḥammad lors de ses ascensions célestes).

 

Dans une déclaration solennelle attribuée au Prophète, celui-ci fait l’éloge de ʿAlī dans des termes qui sont autant d’allusions claires à la double nature, humaine et divine, de ce dernier :

 

[…] Voici le Guide le plus resplendissant, la Lance de Dieu la plus longue, Le Seuil de Dieu le plus large ; que celui qui cherche Dieu rentre par ce Seuil […] Sans ‘Alī, le vrai ne serait pas distingué du faux, ni le croyant de l’incroyant ; sans ‘Alī, Dieu n’aurait pas pu être adoré […] Aucun Rideau ne lui cache Dieu, nul Voile entre Dieu et lui. Non ! ‘Alī lui-même est Rideau et Voile […]

 

Dans d’autres traditions remontant à ʿAlī lui-même, notamment dans un certain nombre de prônes censés avoir été prononcés à la mosquée de sa capitale Kūfa, l’identité du locuteur bascule, d’une phrase à l’autre, entre sa personne humaine et sa Face divine. Le premier imam semble y annoncer hardiment son identité avec l’Imam cosmique, l’être théophanique qui révèle en sa personne les Noms et Attributs de Dieu :

 

Du haut de la chaire de la mosquée de Kūfa, ‘Alī, Commandeur des initiés, déclara : Par Dieu, je suis le Rétributeur (dayyān) des hommes le Jour de la Rétribution ; je suis celui qui partage entre le Jardin et le Feu, n’y entre personne si ce n’est par mon partage ; je suis le Juge Suprême (entre le bien et le mal ; al-fārūq al-akbar) […] Je détiens la Parole tranchante (faṣl al-khiṭāb) ; je détiens la Vue pénétrante de la Voie du Livre […] Je possède la science des heurs et des malheurs et la science des jugements ; je suis le Parachèvement de la Religion ; je suis le Bienfait de Dieu pour Ses créatures […]

 

Je suis l’Abeille-reine (ya‘sūb) des initiés ; je suis le Premier parmi les Anciens ; je suis le successeur de l’Envoyé du Seigneur des mondes ; je suis le Juge du Jardin et du Feu […]

 

Au sujet des versets « Sur quoi ils s’interrogent mutuellement ? / Sur l’Annonce solennelle / Objet de leur différend » (Coran 78 : 1-3), ‘Alī est dit avoir déclaré à ses adeptes :

 

Par Dieu, je suis l’Annonce solennelle […] Dieu n’a pas d’Annonce plus solennelle ni de Signe plus grandiose que moi.

 

Dans le prône qui suit, les Noms de Dieu mentionnés dans le Coran sont en italique :

 

[…] Je suis le Secret des secrets […] Je suis la Face de Dieu ; je suis l’Œil de Dieu ; je suis la Main de Dieu ; je suis la Langue de Dieu […] Je suis les-Plus-Beaux-Noms par lesquels on invoque Dieu […] Je suis le seigneur de la prééternité primordiale […] Je suis le maître de l’herméneutique [du Coran] ; je suis le commentateur de l’Évangile ; je suis le savant de la Torah […] Je suis Le Premier (al-awwal) ; je suis Le Dernier (al-ākhir) ; je suis Le Manifeste (al-ẓāhir) ; je suis Le Caché (al-bāṭin) […] Je suis Le Créateur (al-khāliq) ; je suis le Créé ; je suis Celui qui donne (al-muʿṭī) ; je suis Celui qui prend (al-qābiḍ) […] Je suis Le Compatissant (al-raḥmān) ; je suis Le Miséricordieux (al-raḥīm) […] Je suis le Lion [du clan] des Banū Ghālib ; je suis ʿAlī b. Abī Ṭālib.

 

C’est dans ce contexte doctrinal que ʿAlī (et à sa suite, les imams de sa descendance) est décrit, dans les ouvrages shi’ites, par des expressions coraniques telles que « le Signe suprême » (al-āyat al-kubrā ), « l’Anse la plus solide » (al-ʿurwat al-wuthqā ), « l’auguste Symbole » (al-mathal al-aʿlā) ou encore des titres tels que « la Preuve de Dieu » (ḥujjat allāh), « la Voie de Dieu » (ṣirāṭ allāh), « le Vicaire de Dieu » (khalīfat allāh), « le Seuil de Dieu » (bāb allāh), etc.

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